Description / Objectif
Dans une période de forte interrogation sur les caractéristiques des ‘‘crises’’ qui frappent çà et là les sociétés occidentales, une certaine demande, quelques fois aussi exigence, se fait entendre quant aux apports de la philosophie, d’une part dans la recherche du sens de l’existence et dans l’expérience d’une vie cohérente et d’autre part dans la réflexion critique par rapport aux pratiques qui mènent ou participent à une telle recherche. La réflexion critique concerne également la perception elle-même que la philosophie forme à chaque fois de son propre soi, au fur et à mesure qu’elle s’implique directement ou indirectement à la compréhension des enjeux socio-politiques. A travers un grand nombre de pratiques peu ou prou innovantes, telles que les cafés philosophiques, les ateliers de philosophie pour enfants, voire même des ‘‘actions philosophiques’’, où se croisent ‘‘désir de philosophie’’ et ‘‘désir d’art’’, ou encore toute une littérature ‘‘grand public’’ allant des magazines de philosophie au rayon du ‘‘développement personnel’’ jusqu’à des espaces culturels dans les grandes surfaces, les ainsi dites pratiques philosophiques essayent de concilier la demande de la philosophicité avec celle de la connexion de la philosophie avec les besoins des gens et de leurs sociétés. Néanmoins, c’est à voir si et à quel degré cette double exigence est satisfaite.
Dans ce contexte, l’activité des philosophes semble souvent courir le risque de perdre ses spécificités et d’être noyée dans un conglomérat informe d’activités « molles », souvent en apparence philosophiques, qui consciemment ou non se l’approprient centrées, par exemple, sur la spiritualité, l’écologie, l’orientalisme, la thérapie, le bien être, la réalisation de soi, les consultations, le dialogue, la pensée critique, la créativité, l’innovation, le volontarisme, l’ingénièrie. Mais inversement, une posture de refus inconditionnel de toutes les nouvelles formes de pratiques philosophiques et de la recherche qui les concerne, si elle peut éventuellement fortifier un repli sur l’idée d’une philosophie pure et de l’excellence philosophique, couperait les philosophes des mouvements du monde et des activités par lesquelles les personnes tentent, justement, de réaliser le projet philosophique originel, ce qui concerne toujours fondamentalement l’humanité: la formation d’ ‘‘un mode de vie, une forme de vie, un choix de vie’’ (Hadot, P., La philosophie comme manière de vivre, Paris: Albin Michel, 2001, p. 154) – avec la philosophie constituant un ensemble d’exercices dans cette direction. L’interrogation par rapport à ces exercices, ne peut qu’être une partie de l’attitude philosophique qui est reliée avec ce mode de vie.
Ainsi, sans renoncer à son ancrage dans une histoire et dans un ensemble de méthodes qui constituent systématiquement bien sa spécificité disciplinaire, la philosophie doit aussi assumer son caractère pratique, c’est-à-dire, parmi autres :
- son pouvoir d’aide à la décision (est pratique ce qui relève d’un choix, d’une délibération, d’un engagement),
- son pouvoir d’incarnation dans une forme de vie (est pratique ce qui se concrétise dans des gestes, soit des actes, soit des conduites) ou même sa forme incorporée,
- son pouvoir de découverte et de création de sens pour les activités humaines (est pratique ce qui peut inscrire son sens dans l’expérience des personnes),
- son pouvoir d’interrogation, de critique et de discussion sur ce qui demeure problématique dans l’existence humaine (est pratique ce dont le sens demeure ouvert, sans ‘‘vérité’’ ni réponse définitive).
Darron Cummings, Associated Press / Alamy Stock Photo
Il ne s’agit pas pourtant d’une ambition si récente: des pratiques antiques de soi dans les écoles de philosophie jusqu’à l’engagement politique contemporain au nom de principes philosophiques, en passant par les débats marxistes sur la philosophie comme ‘‘théorie de la pratique théorique’’ ou par la réflexion existentialiste sur les attitudes et les actions par lesquels l’individu ‘‘se choisit’’, la philosophie a bien souvent eu affaire à ses occurrences pratiques en ouvrant l’arc entre la pratique et la praxis. Le but est l’élaboration du lieu géométrique ou de la coupure entre le théorique et le praxique à l’endroit précis où ils s’articulent ou la problématisation de cette même distinction ou articulation en tant qu’élément constitutif de la philosophie pratique. L’intérêt porte surtout sur l’exploration du concept de praxis en tant que ‘‘geste philosophique’’ en parallèle avec la mise au clair de la question double, d’une part concernant la nature philosophique de la praxis et de l’existence d’un geste philosophique et d’autre part concernant la dimension gestuelle de la praxis et de la dimension praxique du geste.
Or aspiration principale d’une telle organisation n’est pas la reproduction ou la construction de la ‘‘vérité’’ de la philosophie pratique, mais la mise en avant du foisonnement et de la complémentarité ou conflictualité des sens et des intersections interdisciplinaires qui la constituent incessamment et en plus l’exploration des régions grises pendant cette construction.
Le thème de la Biennale, au niveau de sa partie de Congrès, se déploie selon quatre axes (politique, éthique, éducatif, esthétique) sur lesquels, seront aussi, respectivement distribuées les propositions pour les Communications Orales, les Ateliers, les Tables Rondes et les e – Posters:
Le geste de la philosophie à l’égard de la Cité, depuis Platon, s’est voulu radical. Après la mort de Socrate, le conflit entre le philosophe et la Cité, comme l’analyse Hannah Arendt, ‘‘était arrivé à son paroxysme’’ et ‘‘c’est dans cette situation que Platon conçut sa tyrannie de la vérité’’ (Qu’est-ce que la politique?, Paris : Seuil, col. Points, 2014, p. 59) : le philosophe devait être roi. La figure du philosophe ‘‘conseiller du prince’’, perdurant au cœur de la République, en est un héritage. Elle s’efface aujourd’hui. Le ‘‘besoin’’ de philosophie dans la Cité toutefois ne s’efface pas avec elle. À une philosophie de surplomb succède une philosophie dont les gestes aspirent soit à participer au sens commun, si ce sens n’est pas seulement ce que « nous avons tous en commun, mais qui de plus nous rend aptes à intégrer un monde commun et par là à le rendre possible’’ (Ibid., p. 90) soit à se dégager ou s’éloigner de lui comme étant un obstacle épistémologique (Bachelard, G., La formation de l’esprit scientifique, Paris: Vrin, 1938). Pourtant, la philosophie dans ce commun n’a nul privilège ; est-ce qu’elle y aura un rôle ? Y a-t-il pour le/la philosophe, un geste spécifique au profit de ce commun difficilement construit et reconnu ?
Pour beaucoup d’hommes et de femmes de notre monde, la quête de soi, la quête de l’identité personnelle, passe aujourd’hui par le ‘‘développement personnel’’, devenu comme la figure contemporaine de la Bildung. Un phénomène aussi important ne peut pas être seulement l’effet des tendances conjocturelles dominant périodiquement ou de la culture massive. Il touche des évolutionis sociales et culturelles fondamentales. Il concerne profondément l’identité contemporaine.
D’autre part on ne peut que constater que le modèle éducatif imposé ignore très largement toute la tradition des gestes éthopoïétiques et des exercices existentiels. L’idée selon laquelle la philosophie serait une forme globale d’éducation est d’ailleurs très ancienne. Étudiant les sagesses antiques, Pierre Hadot a insisté sur le fait que la philosophie, parce qu’elle est un art de vivre, est essentiellement un ensemble de pratiques et d’exercices variés, et non la construction d’un langage technique réservé à des spécialistes (Hadot, P., Exercices spirituels et philosophie antique, Paris : Albin Michel, 2002).
Cet axe voudrait tirer au clair ces gestes infimes qui organisent ou désorganisent l’éthique dans des environnements pluriels amplifiant ce qui permet à la personne humaine de se former au sein de conditions différentes qui tout en la construisant la défient.
Dans ce cadre on s’intéressera aussi, par exemple, à l’intervention philosophique en situation clinique. Celle-ci en effet, si elle est en étroite relation avec le souci de l’autre au cœur d’une éthique pleinement philosophique, vient aussi en écho à la problématique de l’expérience : l’implication philosophique ici ne vise-t-elle à donner un sens à la santé et la maladie comme expérience proprement humaine ? D’autre part, nous essayons de comprendre comment l’intervention philosophique révèle des couches intérieures au niveau de l’éthique, particulièrement quand la formation de cette dernière est soumise aux conditions singumières régissant les différents champs d’activité ou les différents espaces professionnels : quels seraient les gestes qui émanciperaient l’éthique, en tant qu’un mouvement persistant de réflexion, dans des contextes, engagements et limitations diversifiés, en deçà et au delà des codes, méthodologies, styles, pratiques ?
Que ce soit dans le cas de la formation de soi ou dans celui de l’éducation de la jeunesse, l’éducation ne saurait s’épuiser dans certaines actions fonctionnelles (inclure, instruire, transmettre, évaluer, socialiser, encadre etc.). Elle se présente plutôt comme un ensemble de gestes philosophiques destinés à nous rendre meilleurs ou, plus modestement, à nous aider à vivre une vie digne d’être vécue, c’est-à-dire une vie philosophique.
Aujourd’hui, un modèle marqué par l’utilitarisme et par l’ingénierie technocratique de la formation (le modèle des compétences, entre autres) promeut une conception techniciste de l’éducation, à laquelle s’opposent toutefois de nombreuses pratiques puisant aux sources anciennes de la paideïa antique, de la Renaissance humaniste, de la Bildung ou, plus récemment, de la galaxie de l’Éducation nouvelle dès lors que celle-ci n’est pas réduite à des ‘‘techniques pédagogiques’’ mais demeure porteuse d’un projet philosophique et politique.
La Biennale pourra donc explorer deux catégories de problèmes au moins :
* Au niveau conceptuel, il sera intéressant d’explorer la délimitation de la notion de ‘‘geste’’ praxique en éducation, en la distinguant de notions telles que les notions d’exercices, de dispositifs, de pratiques, d’actes, de postures, des compétences, des résultats, tout en l’articulant avec celles-ci en les disséquant et les réorganisant.
* Au niveau pratique, les contributions pourront se focaliser sur des exemples de gestes philosophiques éducatifs et sur leur mise en œuvre. En ce domaine, les expériences ordinaires dans les salles de classe et les lieux éducatifs peuvent voisiner avec l’examen de pratiques induites par des courants pédagogiques et éducatifs spécifiques, sous la lumière d’une analyse et intervention philosophique qui mettra en avant l’étendue, la tension et la profondeur de la philosophie pratique en tant que grille pour le développement de la pensée et la formation de la réalité.
L’art contemporain et la philosophie contemporaine connaissent aujourd’hui une aventure commune. Les frontières entre l’art et la philosophie s’estompent. Il y a bien une ‘‘inspiration philosophique de l’art contemporain’’ (Moeglin-Delcroix, Α., Les artistes contemporains et la philosophie, Revue d’esthétique, n° 44, 2003). Non seulement l’artiste lit les philosophes et s’en inspire, mais il inscrit l’interrogation philosophique dans son faire artistique. Les ‘‘performances’’ sont d’abord des interrogations de l’expérience : elles relèvent le défi que selon Dewey l’art lance à la philosophie, ‘‘défi qui a pour enjeu la compréhension, l’élargissement et l’amélioration de l’expérience’’ (Barbereau, Y., ‘‘Expérience et performance. Fragments d’un dialogue pragmatique’’, dans: Anne Moeglin-Delcroix (dir), Les artistes contemporains et la philosophie, Revue d’esthétique, n° 44, 2003). Dans quelle mesure la philosophie peut-elle relever ce défi en elle-même, au sein de son faire spécifique ? Dans quel degré cette acceptation et cette intégration constituent un lieu de philosophie pratique ? Dans quelle mesure le geste philosophique peut-il participer à cette compréhension, cet élargissement et cette amplification de l’expérience ? Expérience philosophique et expérience artistique, geste philosophique et geste artistique peuvent-ils se nourrir l’un de l’autre, faire œuvre commune ? Ces interrogations et ces pratiques communes à l’art et à la philosophie ont par ailleurs leurs pendants en éducation aussu. Dans quel degré pourtant la multiplication des références à l’art et aux artistes comme alternatives éducative, mais en plus la multiplication des initiatives éducatives conjuguant l’intervention artistique et l’intervention philosophique se relient à la philosophie pratique ?